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Pour être acceptés par les autres, nous avons décidé de nous camoufler en humains. Nous « devînmes » la tribu ancienne des Pictes. Nous étions grands parce que nous venions des pays du Nord et nous désirions vivre en paix avec tous ceux qui ne nous dérangeraient pas.
Bien entendu, afin de procéder progressivement, nous fîmes d’abord répandre cette rumeur. Il y eut une période d’attente pendant laquelle aucun étranger ne fut admis dans la lande puis, dans un second temps, nous accueillîmes des voyageurs qui nous apportèrent des connaissances précieuses. Enfin, nous commençâmes à nous aventurer à l’extérieur, nous présentant comme des Pictes et offrant notre amitié à ceux que nous rencontrions.
Avec le temps, bien que la légende des Taltos continuât de se perpétuer chaque fois qu’un Taltos était capturé, cette ruse nous réussit. Et nous pûmes renforcer notre sécurité non pas grâce à des remparts et à des fortifications mais en nous intégrant petit à petit dans la vie des humains.
Nous étions le clan fier et reclus de Donnelaith et nous accordions l’hospitalité dans nos tours. Nous évitions de parler de nos dieux et découragions les questions sur nos coutumes et nos enfants.
Cela fonctionnait à merveille. Et, notre vallée s’ouvrant sur l’extérieur, nous pûmes acquérir des connaissances sans passer par des intermédiaires. Nous apprîmes rapidement à coudre et à tisser, le tissage devenant d’ailleurs un piège pour nous. Avec notre caractère obsessionnel, nous nous mîmes tous à tisser frénétiquement, hommes, femmes et enfants. Nous tissions jour et nuit sans pouvoir nous arrêter.
Le seul remède fut de nous tourner vers une autre forme d’artisanat : le travail du métal. Nous n’allâmes jamais plus loin que fabriquer de la monnaie ou des pointes de flèches, mais nous le fîmes pendant quelque temps avec la même obsession.
L’écriture vint également à nous. D’autres peuples, très différents des frustes guerriers qui avaient détruit notre vie dans la plaine, étaient arrivés sur les rivages d’Angleterre. Or, ces gens écrivaient sur des pierres, des tablettes, des rouleaux de vélin et des peaux de mouton spécialement préparées à cet effet. C’était magnifique à voir et à toucher.
Mais ces écrits étaient en grec et en latin. Dès que nous eûmes compris le lien entre les signes graphiques et la parole, nos esclaves firent notre enseignement, relayés plus tard par les érudits qui nous rendirent visite.
L’art d’écrire devint notre nouvelle obsession, en particulier pour moi. Nous lisions et écrivions sans relâche, transcrivant en vocables notre propre langue, la plus ancienne de toutes celles d’Angleterre. Nous conçûmes une écriture appelée ogham, avec laquelle nous écrivîmes des textes secrets. On la trouve encore sur plus d’une pierre dans le nord de l’Écosse mais personne n’est aujourd’hui capable de la décrypter.
Notre culture, notre nom – celui de peuple picte –, notre art et nos écrits demeurent un mystère total de nos jours. Vous en verrez bientôt la raison : la disparition de la culture picte.
Sur le plan pratique, je me demande parfois ce que sont devenus les dictionnaires que j’ai élaborés avec tant de peine, m’y consacrant pendant des mois d’affilée et ne m’arrêtant que lorsque je tombais de sommeil.
Nous les avions cachés dans les souterrains et les habitats que nous avions creusés sous le sol de la lande pour nous protéger contre d’éventuelles attaques. C’est là également que nous avions caché les manuscrits grecs et latins que nous avions étudiés.
Les mathématiques furent pour nous une autre source d’envoûtement. Certains livres entrés en notre possession traitaient de théorèmes de géométrie et provoquèrent des débats sans fin et d’innombrables tracés de triangles dans la boue.
Cette période fut exaltante pour nous, notre subterfuge nous permettant d’accéder aux développements les plus récents. Nous consacrions beaucoup de temps à surveiller les jeunes pour les empêcher de révéler nos secrets aux étrangers ou de tomber amoureux d’eux, mais nous sympathisions avec un grand nombre de Romains qui, à leur insu, nous avaient rendu justice : ils avaient châtié les barbares celtes coupables de tous nos maux.
Du reste, les Romains ne croyaient pas aux superstitions locales attachées aux Taltos. Ils nous parlaient d’un monde civilisé, vaste et plein de villes fabuleuses.
Mais nous les craignions malgré tout car ils étaient de grands guerriers. Nous gardions donc nos distances afin d’éviter tout affrontement.
Les marchands apportaient chez nous leurs livres et leurs rouleaux de vélin et je lisais avec passion leurs philosophes, leurs dramaturges, leurs poètes, leurs satiristes et leurs rhétoriciens.
Bien entendu, c’était insuffisant pour comprendre pleinement leur mode de vie, leur caractère profond, mais nous apprenions. Nous savions désormais que tous les hommes n’étaient pas des barbares, terme que les Romains employaient d’ailleurs pour désigner les tribus installées avant eux en Angleterre et qu’ils étaient venus coloniser.
Notez au passage que, malgré deux cents ans de conquêtes en Angleterre, les Romains n’ont jamais pénétré dans la vallée.
Lorsqu’ils se retirèrent de notre pays, l’abandonnant aux barbares, nous n’étions plus tout à fait un peuple clandestin. Des centaines d’humains s’étaient installés dans notre vallée en nous considérant comme les seigneurs locaux, une grande famille souveraine, mystérieuse mais humaine.
Il ne fut pas toujours facile de maintenir notre subterfuge, mais l’époque nous était favorable. D’autres clans émergèrent dans des régions reculées. Nous n’étions pas un pays de villes mais de domaines féodaux. Notre taille et notre refus de toute alliance matrimoniale hors de notre clan passaient pour inhabituels mais, à tous autres égards, nous étions acceptés.
La clé de notre tranquillité était, bien entendu, de ne jamais permettre à quiconque d’assister à notre rituel de naissance et les Petites Gens, qui se mettaient sous notre protection en cas de besoin, nous servaient de sentinelles.
Lorsque notre sécurité fut fermement établie, nous nous fîmes plus audacieux et autorisâmes la présence d’étrangers, mais uniquement dans les premiers cercles extérieurs. Ainsi, ils ne pouvaient voir ce qui se passait au centre. Ils supposèrent qu’il s’agissait de quelque adoration du ciel, du soleil, du vent, de la lune et des étoiles. Pour eux, nous étions une tribu de magiciens.
En résumé, nous étions des gens « normaux ». D’autres Taltos reprirent notre subterfuge à leur compte, se déclarant pictes et apprenant notre écriture, notre style d’architecture et de décoration. Tous les Taltos désireux de survivre adoptèrent ce nouveau mode de vie.
Seuls les Taltos sauvages continuaient d’errer dans les forêts, mais eux aussi avaient appris l’écriture ogham. Ils s’en servaient, par exemple, pour signaler leur présence aux autres Taltos en gravant sur un arbre un symbole qui ne signifiait rien pour les humains. Lorsqu’un Taltos en rencontrait un autre dans une auberge, il lui offrait en signe de reconnaissance une broche portant l’un de nos symboles.
Nous sculptions également dans le roc, à l’entrée des cavernes ou sur nos pierres sacrées, des représentations fantaisistes des animaux du pays perdu.
Quelle était notre pire crainte ou notre pire menace ? Suffisamment de temps s’était écoulé pour que nous n’ayons plus à redouter que des humains soient au courant de notre existence. Mais les Petites Gens savaient. Ils cherchaient toujours à s’accoupler avec nous. Certes, ils avaient besoin de nous pour les protéger, mais ils n’en constituaient pas moins un danger.
La véritable menace venait des sorciers et des sorcières, ces humains étranges qui captaient notre odeur, pouvaient se reproduire avec nous et descendaient d’humains qui l’avaient fait. Ils se transmettaient de mère en fille et de père en fils les légendes de notre race et savaient qu’ils pouvaient engendrer avec nous des monstres géants d’une grande beauté et susceptibles d’immortalité. En outre, ils s’étaient forgé de fausses idées selon lesquelles ils pouvaient obtenir l’immortalité en buvant du sang de Taltos ou s’emparer de nos pouvoirs en nous tuant par des formules magiques et des sorts maléfiques. Par-dessus le marché, ils nous reconnaissaient rien qu’en nous voyant.
Nous les tenions donc en respect hors de la lande mais, quand nous sortions, nous avions beaucoup de mal à les éviter dans les villages. Heureusement, eux aussi nous craignaient. Nous savions les repérer et, comme nous étions rusés, nous pouvions leur causer des ennuis.
Les plus déterminés et les plus ambitieux d’entre eux tentaient de nous attirer à l’extérieur et de nous envoûter mais, dans l’ensemble, nous étions en sécurité chez nous.
Tandis que d’autres tribus se querellaient, nous vivions en paix dans notre vallée.
Ce furent des années fastes mais bien des jeunes Taltos, supportant mal une vie fondée sur le mensonge, s’en allaient de par le monde pour ne jamais revenir. D’un autre côté, nous étions parfois rejoints par des Taltos hybrides qui ignoraient tout de leurs origines.
Le temps passant, certains d’entre nous en vinrent à s’unir avec des êtres humains. Par exemple, un de nos hommes partait faire un long pèlerinage et rencontrait une sorcière dont il tombait amoureux. La pauvre créature en haillons s’en remettait à lui et il la ramenait chez nous. Ils faisaient des enfants, la sorcière finissait par mourir et ces enfants hybrides s’unissaient quelquefois à d’autres hybrides.
Parfois, une belle femelle Taltos tombait amoureuse d’un humain, abandonnait notre clan pour lui et lui donnait des enfants hybrides.
C’est ainsi que, petit à petit, nombreux furent les Taltos ayant du sang humain dans leurs veines.
Que reste-t-il de la lande aujourd’hui ? Que sont devenues les tours que nous avons construites ? Où sont nos pierres gravées ? Que sont devenus les grands cavaliers pictes qui impressionnaient tant les Romains par leur gentillesse ?
Que reste-t-il de Donnelaith ? Une auberge pittoresque, un château en ruine, une énorme excavation révélant lentement une immense cathédrale, des histoires de sorcellerie, de malheurs, de comtes morts prématurément et une famille étrange vivant en Amérique, porteuse de gènes pouvant engendrer des monstres, dotée de pouvoirs et persécutée par un esprit, Lasher, membre de notre race.
Quelle fut la fin des Pictes de Donnelaith ? Comment furent-ils exterminés ? Que leur est-il arrivé ?
Nous ne fûmes conquis ni par les Brittons, ni par les Angles, ni par les Scots. Pas plus que par les Saxons, les Irlandais ou les Germains qui envahirent notre île. Tous ceux-là étaient trop occupés à s’entre-tuer.
Au contraire, nous fûmes détruits par des hommes aussi gentils que nous, aux règles aussi strictes que les nôtres et aux rêves aussi beaux que les nôtres. Leur chef, leur dieu, le sauveur dans lequel ils croyaient était Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il fit notre perte.
Le Christ lui-même mit fin à cinq cents ans de prospérité par le truchement de gentils moines irlandais.
Dans la solitude de nos tours de pierre, passant notre temps à jouer, tisser et écrire, à fredonner ou chanter pour le plaisir, nous étions des plus vulnérables. Nous croyions en l’amour et au bon Dieu et avions toujours refusé de considérer la mort comme sacro-sainte.
Quel était le message des premiers chrétiens, celui des moines romains et celtes venus sur nos rivages pour prêcher la bonne parole ? Quel était le message du culte consacré au Christ et à ses enseignements ?
L’amour, justement, notre raison d’être depuis le commencement. Le pardon, que nous pratiquions depuis toujours. L’humilité, vertu en laquelle nous croyions. Le bon cœur, la gentillesse, la joie du juste, telles étaient nos valeurs ancestrales. Et que condamnaient les chrétiens ? La chair, qui avait de tout temps causé notre malheur, la fornication, qui avait fait de nous des monstres aux yeux des humains.
Oui, nous étions prêts pour recevoir la parole de Dieu. Elle était faite pour nous !
Plus belle encore était la relation chrétienne avec la mort. Le Christ n’était pas mort au cours d’une bataille, le fer à la main. Il avait été sacrifié, s’était laissé exécuter pour sauver les hommes.
C’était magnifique ! Nulle autre religion ne pouvait mieux nous convenir. Nous exécrions les panthéons barbares. Nous nous moquions des dieux grecs et romains.
Nous aurions trouvé détestables les divinités sumériennes et indiennes. Mais ce Christ représentait l’idéal pour un Taltos.
Et bien qu’il ne fût pas né avec sa taille adulte, il était le fruit d’une vierge, ce qui tenait du même miracle. Sa naissance était tout aussi importante que sa crucifixion.
Et puis les chrétiens avaient comme nous été persécutés et menacés d’extermination par Dioclétien, l’empereur romain. Et certains de leurs rescapés étaient venus trouver refuge dans notre lande. Ils avaient gagné nos cœurs. En parlant avec eux, nous avions compris que le monde était peut-être en train de changer, que, avec un peu d’espoir, nous étions à l’aube d’une ère nouvelle dans laquelle nous trouverions notre vraie place.
La touche finale vint d’un moine réfugié dans la lande. Je l’amenai dans mes propres quartiers pour discuter de ce qui se passait à l’extérieur, moi qui ne m’étais pas aventuré dehors depuis un bon moment.
Nous étions au milieu du VIe siècle après Jésus-Christ. À l’époque, nous vivions vêtus de longues robes bordées de fourrure et brodées de fils d’or et de pierreries. Les cheveux des hommes étaient coupés à la hauteur des épaules, d’épaisses ceintures entouraient leur taille et ils avaient toujours une épée à portée de la main. Les femmes couvraient leurs cheveux d’un voile en soie tenu par un diadème. Nos tours étaient grossières mais chaudes et douillettes, meublées de sièges confortables et de peaux d’animaux.
Le petit moine aux cheveux blonds transportait un grand paquet auquel il semblait énormément tenir et me pria de lui fournir une escorte pour retourner sur l’île d’Iona. Ses deux compagnons de voyage avaient été tués par des brigands et il se retrouvait seul pour apporter son précieux chargement à Iona.
Je lui promis qu’il y retournerait sain et sauf. Il se présenta comme le frère Ninian, du nom du saint évêque qui avait converti de nombreux païens de Whittern, et même quelques Taltos sauvages.
Le jeune Ninian, un Celte irlandais de belle prestance, posa son paquet sur la table et m’en révéla le contenu.
J’avais vu de nombreux rouleaux romains et codices[3] dans ma vie. Je connaissais le latin et le grec. J’avais même vu des livres de très petit format appelés cathachs que les chrétiens portaient comme talismans lorsqu’ils livraient bataille. J’avais été intrigué par les quelques fragments d’écrits chrétiens qu’il m’avait été donné de voir mais je n’étais nullement préparé au trésor que Ninian me dévoila.
C’était un livre liturgique, une version illustrée et enluminée des quatre Evangiles. Sa couverture était décorée d’or et de pierres précieuses, sa reliure était en soie et ses pages étaient peintes de petits motifs spectaculaires.
Immédiatement, j’entrepris de le lire à voix haute et, malgré les quelques irrégularités de son latin, j’en compris le contenu.
A mesure que je tournais les pages de vélin, je m’émerveillais non seulement de l’histoire qui y était contée mais des incroyables dessins d’animaux fantastiques et de minuscules personnages qui l’ornaient. Je me pris de passion pour cet art.
Le contenu des Evangiles était bien différent de mes précédentes lectures. C’était l’histoire de Jésus, un homme qui avait enseigné l’amour et la paix avant d’être persécuté, tourmenté puis crucifié. Cet homme d’une grande humilité avait chargé ses disciples de rédiger le message qu’il leur avait transmis et de l’enseigner à toutes les nations.
Le fondement de cette religion était la simplicité, l’humilité, la douceur et l’amour.
Pour le Taltos que j’étais, le fait que l’histoire de ce dieu fût écrite était une nouveauté ahurissante. En effet, le seul point commun que nous ayons partagé autrefois avec nos voisins barbares avait été l’absence d’écriture. Nous privilégiions la mémoire et pensions que l’écrit lui était néfaste. Nous savions lire et écrire mais n’aimions pas cela. Et voilà que ce dieu humble citait des passages du livre sacré des Hébreux, se disait lié aux prophéties annonçant la venue d’un messie et chargeait ses disciples d’écrire sa biographie.
Bien avant d’avoir achevé ma lecture, je fus conquis par ce Jésus pour les paroles étranges qu’il avait prononcées, pour ses contradictions et son indulgence envers ses persécuteurs. Quant à sa résurrection, ma première conclusion fut qu’il avait la même longévité que les Taltos mais qu’il avait joué à ses disciples une sorte de tour de passe-passe pour la simple raison qu’il n’était pas humain.
C’était un tour que nous jouions nous-mêmes à nos voisins humains : nous changions régulièrement d’identité afin qu’ils ignorent que nous étions plusieurs fois centenaires.
Mais grâce à l’enseignement patient de Ninian, je compris bientôt que le Christ était réellement ressuscité des morts et monté au ciel. J’embrassai donc la foi en ce dieu d’amour martyrisé au nom de l’amour. Son message me touchait même si, parallèlement, le tout formait un ensemble peu vraisemblable.
Autre chose. Les chrétiens croyaient que la fin du monde était proche. Manifestement, il ressortit de mes discussions avec Ninian qu’ils y avaient toujours cru et que s’y préparer était l’essence même de leur religion.
Ninian me raconta avec ferveur l’ampleur prise par l’Église depuis l’époque du Christ, quelque cinq cents ans plus tôt, après que Joseph d’Arimathie, son cher ami, et Marie-Madeleine, qui lui avait lavé les pieds et les avait séchés avec ses cheveux, étaient venus dans le sud de l’Angleterre et avaient bâti une église sur la colline sacrée de Somerset. Le calice du dernier repas du Christ, la Cène, avait été apporté dans cet endroit et une source d’eau rouge sang y avait jailli. Il me parla de la houlette de Joseph qui, plantée dans le soi de Wearyall Hill, s’était transformée en une aubépine qui n’avait cessé de fleurir depuis.
J’étais décidé à m’y rendre sans attendre pour voir le sol sacré que les disciples de Notre-Seigneur avaient foulé.
— Je t’en prie, mon généreux Ashlar, s’écria Ninian. Tu m’as promis de me ramener au monastère d’Iona.
Le frère Colomban, supérieur du monastère, l’y attendait. Il, était de toute première importance que la copie des Évangiles y parvienne rapidement.
Je voulais rencontrer ce Colomban. Cet homme issu d’une riche famille aurait pu devenir roi mais avait préféré se faire prêtre et fonder des monastères chrétiens. Un jour, il s’était disputé avec Finnian, un autre saint homme, parce qu’il voulait confectionner une copie du psautier de saint Jérôme, un autre livre sacré, que Finnian avait apporté en Irlande. Leur querelle portait donc sur le droit ou non de faire cette copie.
La chose avait dégénéré en bataille et trois mille hommes y avaient laissé leur vie. Colomban fut jugé coupable de ce massacre, jugement qu’il accepta, et se rendit à Iona, tout près de notre côte, pour convertir les Pictes, nous, au christianisme. Son projet était de convertir trois mille païens, un par victime de la tuerie qu’il avait provoquée.
D’Iona, Colomban envoya partout des missionnaires. Dans les monastères qu’il créa, la règle était très stricte et prônait la mortification de la chair et le sacrifice de soi.
Je n’en revenais pas. Comment un religieux croyant au Christ pouvait-il provoquer une guerre faisant trois mille victimes ? Comment pouvait-on se laisser flageller pour des péchés mineurs ? Tout cela procédait en fait d’une logique confondante.
Je décidai d’accompagner Ninian à Iona avec mes deux fils cadets. Bien évidemment, Ninian nous croyait humains.
Dès notre arrivée, je fus envoûté par le monastère et la personnalité de Colomban. Cette île était magnifique, verdoyante, la vue était somptueuse de ses falaises et la mer apportait la paix de l’esprit. Malgré la pénitence et l’austérité de rigueur, je retrouvai la même sérénité que dans le pays perdu.
Le monastère était celtique et n’avait rien à voir avec les monastères bénédictins qui allaient fleurir plus tard dans toute l’Europe. Les moines vivaient dans de simples cabanes. L’église était un modeste bâtiment de bois.
L’endroit était parfaitement approprié pour écouter le chant des oiseaux, marcher, méditer, prier, discuter avec l’être charmant qu’était Colomban. Cet homme était de sang royal ; j’avais longtemps été un roi. Le nord de l’Irlande et de l’Ecosse était à nous. Nous nous appréciions beaucoup, ma franchise de Taltos le touchant énormément.
Colomban n’eut pas de mal à me convaincre : la dure vie monastique et la mortification de la chair étaient les clés de l’amour que le christianisme exigeait de l’homme.
Il était impatient de convertir tout mon clan et de me voir ordonné prêtre parmi mon peuple.
— J’ai peur que ce ne soit pas possible, protestai-je.
C’est alors que, dans le secret de la confession, je lui narrai l’histoire de ma longue vie, le secret de notre naissance, de notre immortalité potentielle, sauf si un accident, un désastre ou une pestilence en décidaient autrement.
J’omis de lui dire que j’avais été celui qui menait les rondes à Stonehenge, mais je lui avouai tout le reste : le pays perdu, les siècles passés dans la lande…
Il m’écouta avec une grande fascination, puis me posa une question qui m’interloqua :
— Tu peux prouver tout cela ?
Je me rendis compte que non. La seule façon dont un Taltos peut prouver qu’il en est un est de s’accoupler et de montrer l’enfant obtenu.
— Non, mais regardez-nous bien. Considérez notre taille.
Il me répondit que les grands hommes étaient nombreux de par le monde et ajouta :
— Ton clan est connu depuis longtemps. Tu es le roi Ashlar de Donnelaith et tu passes pour un bon monarque. Si tu crois ces choses à ton propos, c’est parce que le diable les a mises dans ton imagination. Oublie-les. Fais ce que Dieu attend de toi.
— Demandez à Ninian. Tous les membres de ma tribu ont celle taille.
Mais il avait déjà entendu parler des très grands Pictes des Highlands. Mon subterfuge avait donc fonctionné au-delà de mes espérances.
— Ashlar, dit-il, la bonté ne fait aucun doute. Encore une fois, je te conseille de considérer ces illusions comme l’œuvre du démon.
Finalement, je lui donnai raison. Qu’il me croie ou non n’avait aucune importance. Il reconnaissait que j’avais une âme et rien ne comptait davantage pour moi.
Vous vous rappelez ce qu’a dit Lasher, Michael ? Il tenait absolument à avoir une âme.
J’ai connu ce terrible dilemme. Tout marginal le connaît, que ce soit pour des questions de légitimité, de citoyenneté ou de fraternité, cela revient au même. Nous voulons être reconnus comme des individus à part entière.
Je commis la terrible erreur de suivre le conseil de Colomban et d’oublier ce que je savais être vrai.
Mes fils et moi reçûmes le sacrement du baptême à Iona. Loin des brumes des Highlands, nous devînmes des Taltos chrétiens.
Je restai un certain temps au monastère, où la lecture devint ma principale occupation. Finalement, je commençai à faire moi-même des copies de manuscrits et à les enluminer. Mon caractère obsessionnel amusait beaucoup les moines et ils appréciaient mon bon niveau en grec et en latin. Ce furent des jours très heureux.
Petit à petit, je compris ce que les princes païens avaient trouvé dans le christianisme : la rédemption de toutes les fautes. Mes souffrances prenaient un sens à la lueur des malheurs du monde et de la mission du Christ de nous sauver du péché. Tous les désastres que j’avais vécus n’avaient fait que grandir mon âme et me préparer à cet instant. La monstruosité de tous les Taltos serait acceptée par cette Église œcuménique qui ne rejetait personne, quelle que soit sa race. Comme n’importe quel humain, nous pouvions être baptisés et faire vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
La rigueur des règles nous aiderait à réprimer notre terrible besoin de procréer, notre faiblesse pour la danse et la musique. Et nous ne serions pas obligés de renoncer à la musique, la vie monastique nous permettant de chanter à jamais nos chants les plus beaux et les plus joyeux.
En résumé, si cette Église nous acceptait en son sein, toutes nos souffrances passées et futures prendraient un sens. Notre nature aimante pourrait s’épanouir. Nous n’aurions plus besoin de recourir à des subterfuges. Et la chasteté sauverait nos femmes de la mort.
C’était parfait.
Accompagné de quelques moines, je finis par retourner dans la lande de Donnelaith et réunis tout mon peuple. Je leur expliquai pourquoi nous devions prêter serment d’allégeance au Christ. Je prêchai la paix, l’harmonie et la croyance en la fin du monde. Toutes les horreurs seraient bientôt révolues. Je parlai également du ciel, que j’imaginais comme le pays perdu, à part que personne ne voudrait plus faire l’amour, et où nous pourrions joindre nos voix aux chœurs des anges.
Je leur dis que nous devions confesser nos péchés et nous préparer au baptême. Pendant des milliers d’années, j’avais été leur chef et je leur demandai à tous de me suivre.
À la fin de mon discours, les moines comme les centaines de Taltos réunis autour de moi dans la lande avaient du mal à contenir leur émotion.
Commencèrent alors les discussions enflammées – dans l’Art de la Langue – pour lesquelles nous étions réputés. Histoires, souvenirs, tout convergeait vers un même point : nous devions embrasser la foi chrétienne. Le Christ était notre Bon Dieu. Il était notre Dieu.
Beaucoup proclamèrent immédiatement leur foi. D’autres passèrent l’après-midi, la soirée et la nuit à examiner les livres que j’avais apportés. Certains murmurèrent toutefois que la chasteté était absolument contraire à notre nature et que nous ne pourrions jamais l’accepter.
Pendant ce temps, accompagné des moines, je m’adressai aux humains de Donnelaith et les exhortai à se convertir eux aussi. Tous les clans de la vallée étaient présents.
Au milieu des pierres, des centaines d’entre eux déclarèrent leur désir d’adhérer au christianisme et certains avouèrent même qu’ils s’étaient déjà convertis dans le plus grand secret.
J’en fus fort étonné, surtout lorsque je découvris que des familles étaient déjà chrétiennes depuis trois générations. Comme vous nous ressemblez, pensai-je, mais vous l’ignorez.
Tout allait pour le mieux, la foule entière semblant disposée à se convertir.
Mais une femme de notre tribu, Janet, prit la parole pour me contredire.
Née elle aussi dans le pays perdu, elle révéla ce secret devant les humains rassemblés. Bien évidemment, ils ne comprirent pas ce qu’elle voulait dire. Nous si. Elle me rappela qu’elle non plus n’avait pas de mèche blanche. En d’autres termes, nous étions tous deux sages et jeunes, la combinaison parfaite.
J’aimais vraiment Janet, dont j’avais eu un fils. J’avais passé de nombreuses nuits à m’ébattre dans son lit, à me repaître de ses seins ronds et à échanger toutes sortes d’étreintes qui nous procuraient un plaisir exquis.
J’aimais Janet et je n’avais jamais douté qu’elle tînt fermement à ses croyances.
Elle avança au milieu de la foule et traita la nouvelle religion de tissu de mensonges. Elle souligna ses faiblesses en termes de logique et de cohérence. Elle s’en moqua.
Aussitôt, la tribu se divisa en deux camps. Les violentes querelles verbales se succédèrent et nos légendaires débats marathons repartirent de plus belle.
Les moines se retirèrent dans notre cercle sacré, y consacrèrent la terre au Christ et prièrent pour nous. Ils ne comprenaient pas encore à quel point nous étions différents des autres mais ils voyaient bien que nous étions dissemblables.
Un grand schisme se produisit, un tiers des Taltos refusant catégoriquement d’être convertis et menaçant de prendre les armes contre les autres s’ils voulaient faire de la lande un havre chrétien. Certains évoquèrent leur peur du christianisme et les dissensions intestines qu’il provoquerait. D’autres voulaient tout simplement ne rien changer à leur mode de vie et rejetaient l’austérité et la pénitence.
La majorité désirait se convertir mais personne ne voulait renoncer à son foyer, c’est-à-dire aller vivre ailleurs. Étant le chef, cette éventualité était pour moi impensable. Et, à l’instar de la plupart des rois païens, je tenais à ce que mon peuple me suive dans ma conversion.
Les joutes verbales cédèrent la place à des menaces et l’on en vint aux mains. En une heure, je compris que l’avenir de la vallée était menacé.
La fin du monde était pour bientôt. Le Christ l’avait prédite et était venu nous y préparer. Les ennemis de l’Église étaient les ennemis du Christ.
Des affrontements sanglants et des incendies éclatèrent dans les prairies de la vallée.
Les humains qui nous avaient toujours paru loyaux se retournèrent contre nous et nous accusèrent de perversité, de ne pas pratiquer le mariage. Ils nous reprochèrent de n’avoir jamais vu nos enfants et d’être de vils magiciens.
D’autres déclarèrent qu’ils nous soupçonnaient depuis longtemps de commettre des atrocités et que le moment était venu de nous montrer au grand jour. Où étaient nos enfants ? Pourquoi n’y avait-il jamais d’enfants parmi nous ?
Quelques Taltos se mirent à crier la vérité. Une humaine qui avait eu deux enfants d’un Taltos montra du doigt son mari et raconta à tous qui il était et que les femmes qui couchaient avec nous finissaient par mourir.
Les plus fanatiques, dont je faisais partie, déclarèrent que ces choses n’avaient plus aucune importance. Le Christ et le père Colomban nous avaient accueillis dans leur Église et il nous suffisait de renoncer à nos coutumes licencieuses pour vivre selon les préceptes du Christ.
La confusion était à son comble. Les coups fusaient et l’on criait de toutes parts.
Je compris alors comment trois mille personnes pouvaient mourir à cause d’une simple copie de livre !
Trop tard. La bataille avait commencé. Tous se ruèrent vers leurs tours pour attraper leurs armes et défendre leur position. Des hommes armés sortaient de partout et attaquaient leurs propres voisins.
Les horreurs de la guerre, les atrocités dont j’avais voulu nous protéger pendant toutes ces années à Donnelaith étaient maintenant chez nous. Et tout cela à cause de ma conversion au christianisme.
En proie à la confusion la plus totale, je restais immobile, l’épée à la main, ne sachant pas très bien quoi en faire. Mais les moines vinrent à moi :
— Ashlar, montre-leur la voie du Christ.
Et je fis ce que plus d’un roi fervent avait fait avant moi : je dressai les convertis contre leurs frères et leurs sœurs.
Mais les pires atrocités restaient à venir.
Lorsque la bataille fut terminée, les chrétiens étaient majoritaires mais la plupart d’entre eux étaient humains. La plus grande partie de l’élite Taltos avait été massacrée et nous n’étions plus qu’une cinquantaine, les plus vieux, les plus sages, toujours convaincus du bien-fondé de notre conversion.
Qu’allions-nous faire des rescapés qui s’opposaient encore à nous ? Ces rebelles, Janet à leur tête, nous maudirent. Ils refusaient d’être bannis de la lande et préféraient mourir sur place.
— Toi, Ashlar, regarde ce que tu as fait ! cria Janet. Regarde les cadavres de tes frères et de tes sœurs, d’hommes et de femmes qui vivaient déjà avant les cercles ! Tu les as tués !
Dès qu’elle eut prononcé ce terrible jugement contre moi, les convertis humains commencèrent à poser des questions :
— Comment auriez-vous pu vivre avant les cercles ?
— Qu’êtes-vous si vous n’êtes pas des êtres humains ?
Finalement, un homme plus hardi que les autres, l’un de ceux qui étaient secrètement chrétiens depuis des années, s’approcha de moi et fendit ma robe en deux avec son épée. Je me retrouvai nu dans le cercle.
Je compris la raison de son geste. Si grands que fussent nos corps, il voulait montrer à tous que nous avions bien des attributs virils. Eh bien, qu’ils vérifient par eux-mêmes, me dis-je. Je posai une main sur mes testicules et, à l’ancienne, je prêtai serment que je servirais le Christ aussi bien que n’importe quel être humain.
Mais le vent avait tourné. Les Taltos chrétiens commençaient à perdre leur sang-froid. L’effroyable massacre les avait bouleversés et ils se mirent à pleurer et à parler en oubliant l’Art de la Langue, semant la panique parmi les humains.
Je remis ce qu’il restait de ma robe, puis je haussai la voix, réclamai le silence et prononçai un nouveau discours en faisant les cent pas dans le cercle. Jamais l’Art de la Langue ne fut aussi bien exercé.
Que dirait le Christ de ce que nous avions fait ? Quel était notre crime ? D’être une tribu un peu particulière ? D’avoir tué ceux de notre clan ? Je me mis à pleurer, à faire de grands gestes et à m’arracher les cheveux. Les autres pleuraient aussi.
Mais les moines et les chrétiens humains étaient terrifiés. Les questions fusèrent à nouveau. Où sont vos enfants ?
Pour finir, un Taltos que j’aimais beaucoup fit un pas en avant et déclara qu’à partir de cet instant précis il faisait vœu de célibat au nom du Christ et de la Vierge Marie. Il fut imité par d’autres, hommes et femmes.
— Ce que nous avons été n’a plus aucune importance, disaient les femmes. Nous sommes désormais les Epouses du Christ et nous créerons ici notre propre couvent dans l’esprit de celui d’Iona.
De grands cris de joie et d’approbation s’élevèrent et les humains qui nous avaient toujours appréciés, qui m’avaient reconnu pour leur roi, se rallièrent à nous.
Mais le danger n’était pas complètement écarté. Les épées sanglantes pouvaient se remettre à parler à tout moment. J’en avais conscience.
— Vite, tous autant que vous êtes, donnez votre parole au Christ, déclarai-je, voyant dans le vœu de célibat notre unique chance de survie.
Janet me cria de me taire puis, dans une longue envolée verbale, tantôt trop rapide, tantôt trop lente, elle rappela nos coutumes, nos naissances, nos rites voluptueux, notre longue histoire. Bref, tout ce que j’étais disposé à sacrifier.
Ce fut une erreur fatale.
Aussitôt, les convertis humains se ruèrent sur elle et l’attachèrent. Tous ceux qui voulurent prendre sa défense furent pourfendus. Les Taltos convertis qui tentèrent de s’enfuir furent immédiatement tués et une nouvelle terrible bataille s’engagea. Les cabanes et les maisons furent incendiées et les gens se mirent à courir en tous sens, paniqués, implorant Dieu de nous aider.
— Tuez tous les monstres, criait la foule.
L’un des moines déclara que c’était la fin du monde, imité par plusieurs Taltos qui tombèrent à genoux. Les humains, voyant les Taltos dans cette position de soumission, tuèrent immédiatement tous ceux qu’ils ne connaissaient pas, ou craignaient, ou n’aimaient pas, n’épargnant que le petit nombre aimé de tous.
Nous ne restions plus qu’une poignée, ceux qui avaient été les plus actifs à la tête de la tribu et avaient des personnalités charismatiques.
Enfin, lorsque la fureur retomba, nous n’étions plus que cinq. Tous ceux qui avaient refusé la bonne parole, hormis Janet, étaient morts.
Les moines réclamèrent le calme.
— Parle à ton peuple, Ashlar. Parle-lui ou tout est perdu.
— Oui, parle, dit un autre Taltos. Et ne dis rien qui risque d’effrayer quiconque. Montre-toi astucieux, Ashlar.
Je pleurais tellement que la tâche me paraissait insurmontable. Partout où je posais mon regard, je ne voyais que des morts. Je tombai à genoux et pleurai toutes les larmes de mon corps. Lorsque je m’arrêtai, la vallée avait retrouvé son calme.
— Tu es notre roi, dirent les humains. Dis-nous que tu n’es pas le diable, Ashlar, et nous te croirons.
Le sort des quelques Taltos encore en vie était entre mes mains. Mais ils étaient les plus respectés par la population humaine. Nous avions encore une chance.
Qu’avais-je donc fait ?
Les moines se rapprochèrent de moi.
— Ashlar, Dieu met à l’épreuve ceux qu’il aime.
Ils étaient sincères. Leurs yeux étaient pleins de tristesse.
— Dieu éprouve ceux dont Il veut faire des saints, dirent-ils encore.
Janet, fermement tenue par deux hommes, prit la parole :
— Ashlar, tu as trahi ton peuple. Tu lui as apporté la mort et la désolation au nom d’un dieu étranger. Tu as détruit le clan de Donnelaith qui vivait dans cette lande depuis des temps immémoriaux.
— Faites taire la sorcière ! lança quelqu’un.
— Brûlez-la ! dit un autre.
Et tandis que Janet continuait de parler, certains suggérèrent de lui préparer un bûcher dans le cercle de pierre.
Mais elle ne se départissait pas de son courage.
— Je te maudis, Ashlar. Je te maudis devant le bon Dieu.
J’étais sans voix. Pourtant, je savais ce que j’avais à faire. Il fallait que je parle pour sauver les moines, mes disciples et moi-même. Il fallait que je parle pour que Janet soit épargnée.
Du charbon de bois fut jeté sur une pile de bûches. Des humains apportèrent des torches.
— Parle, murmura Ninian à côté de moi. Pour l’amour du Christ, parle, Ashlar.
Je fermai les yeux, priai, fis un signe de croix et réclamai l’attention de tous.
— Je vois un calice, déclarai-je doucement, mais suffisamment fort pour être entendu de tous. Je vois le calice du sang du Christ que Joseph d’Arimathie a apporté en Angleterre. Je vois le sang du Christ se répandre dans le Puits. Je vois l’eau rouge et j’en comprends la signification.
« Le sang du Christ est notre sacrement et notre nourriture. Il remplacera pour toujours le lait maudit que, par luxure, nous tétions au sein de nos femmes. Et que le Christ reçoive l’horrible massacre d’aujourd’hui comme notre premier acte de don de soi. Car nous exécrons les tueries. Nous les avons toujours abhorrées. Nous ne faisons cela qu’aux ennemis du Christ afin que la terre soit son royaume, qu’il règne pour l’éternité. »
J’avais employé l’Art de la Langue le plus pur que je connaissais. Mon éloquence et mes larmes provoquèrent les acclamations de la foule d’humains et des Taltos. Chantant les louanges de Dieu, ils jetèrent leurs épées au sol, arrachèrent leurs bracelets et leurs bagues et déclarèrent que ce jour était celui de leur renaissance.
À mesure que les mots sortaient de ma bouche, je savais qu’ils n’étaient que mensonges. Cette religion était trompeuse. Le corps et le sang du Christ tuaient aussi sûrement que du poison.
Mais nous étions sauvés. La foule ne réclamait plus nos têtes. Nous ne risquions plus rien, sauf Janet.
Ils la traînèrent jusqu’au bûcher et, malgré mes protestations et mes suppliques, les moines dirent qu’elle devait servir d’exemple pour tous ceux qui refusaient le Christ.
Le bûcher fut allumé.
Je me jetai au sol. C’était insupportable. Je me relevai et me mis à courir vers les flammes, mais on m’arrêta.
— Ashlar, ton peuple a besoin de toi.
— Ashlar, il faut faire un exemple.
Janet avait les yeux fixés sur moi. Les flammes commençaient à lécher le bas de sa robe et ses longs cheveux blonds. La fumée la faisait cligner des yeux.
— Sois maudit, Ashlar. Sois maudit pour toujours. Puisses-tu ne jamais mourir et errer sans amour, sans enfants et sans peuple jusqu’à ce que notre naissance miraculeuse devienne une obsession dans ton isolement. Je te maudis, Ashlar. Puisse le monde autour de toi s’effondrer avant que ta souffrance ne prenne fin.
Les flammes masquèrent son visage et tout le bûcher s’embrasa dans un sinistre crépitement.
— Que la malédiction soit sur Donnelaith et son peuple ! Malheur au clan de Donnelaith ! Malheur au peuple d’Ashlar !
Je tombai à genoux. Mes larmes étaient intarissables et j’étais incapable de détourner mon regard, comme si je devais accompagner Janet jusqu’au bout de sa souffrance. Je priai le Christ :
— Seigneur, elle ne sait pas ce qu’elle dit. Prends-la avec toi au ciel. Pour sa gentillesse envers les autres, pour sa bonté envers son peuple, prends-la à tes côtés.
Les flammes s’élevèrent haut vers le ciel puis, brusquement, perdirent de leur intensité. La fumée se dissipa et révéla à l’emplacement du bûcher des restes de bois, de chair et d’os brûlés. Il ne restait rien de la douce créature gracile qui avait été plus vieille et plus sage que moi.
La lande était silencieuse. De mon peuple, il ne restait plus que cinq mâles qui avaient fait vœu de célibat.
Des vies plusieurs fois centenaires avaient été emportées. Partout, on ne voyait que membres brisés, têtes coupées et corps mutilés.
Les chrétiens humains pleuraient. Nous pleurions.
Elle avait lancé une malédiction sur Donnelaith. Mais Janet, ma bien-aimée, que pouvait-il nous arriver de pire encore ?
Je m’écroulai sur le sol. Je ne voulais plus vivre. J’en avais assez de la souffrance, de la mort et des meilleures intentions qui aboutissaient à une catastrophe.
Les moines vinrent vers moi et m’aidèrent à me relever. Mes fidèles m’appelèrent soudain : un miracle s’était produit devant les décombres de la tour où avaient vécu Janet et ses proches.
Éperdu de douleur, incapable de parler, je fus emmené sur les lieux et l’on m’expliqua qu’une source tarie depuis longtemps venait de reprendre vie. De l’eau claire jaillissait à nouveau de la terre en bouillonnant et s’écoulait sur le lit asséché, entre les cailloux et les racines des arbres, faisant pousser des fleurs sauvages à mesure qu’elle léchait les rives.
Un miracle !
Je réfléchis. Fallait-il leur dire que ce cours d’eau s’était déjà réveillé et endormi plusieurs fois pendant le siècle écoulé ? Que les fleurs étaient déjà près d’éclore la veille parce que la terre était de nouveau humide, annonçant l’arrivée de l’eau qui se déversait maintenant à la surface ?
Ou devais-je crier au miracle pour les satisfaire ?
— C’est un signe de Dieu, dis-je.
— Prosternez-vous ! cria Ninian. Baignez-vous dans cette eau sainte. Lavez le sang de ceux qui, pour avoir refusé la grâce de Dieu, connaissent maintenant la damnation éternelle.
Janet brûlant en enfer pour l’éternité, le bûcher funéraire qui ne s’éteint jamais, la voix qui me maudit…
Je tremblais de tout mon corps, luttant pour ne pas m’effondrer de nouveau. Je tombai à genoux dans l’eau.
Je n’avais plus d’espoir, plus de rêves, plus de mots pour m’exprimer, plus aucune envie.
Il fallait que je me relève tout de suite ou je me laisserais mourir sur place.
Je sentis la fraîcheur de l’eau sur mon visage et dans mes vêtements. Les autres se baignaient aussi. Les moines avaient entonné les psaumes sublimes que j’avais entendus à Iona.
Nous fûmes tous baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Le clan de Donnelaith avait embrassé la foi chrétienne : tous les humains et cinq Taltos.
Avant le lendemain matin, quelques Taltos furent découverts, surtout de très jeunes femmes et deux enfants presque nouveau-nés, qui s’étaient cachés et avaient assisté à toute la tragédie, à part l’exécution de Janet. Ils étaient six en tout.
Les humains chrétiens me les amenèrent. Muets, ils me regardaient, terrifiés. Qu’allions-nous faire d’eux ?
— Laissez-les partir s’ils le veulent, dis-je. Laissez-les fuir la vallée.
Le sang avait assez coulé. Leur simplicité et leur innocence étaient leur bouclier. Dès que les nouveaux convertis eurent reculé, ces Taltos s’enfuirent vers la forêt en courant, sans plus de bagages que les vêtements qu’ils avaient sur le dos.
Les jours suivants, les cinq mâles restants se gagnèrent la bienveillance de la population. Dans la ferveur de leur nouvelle religion, tous nous remercièrent de leur avoir apporté la bonne parole et nous félicitèrent pour avoir prononcé le vœu de célibat. Les moines nous préparèrent jour et nuit à entrer dans les ordres. Nous nous absorbâmes dans la lecture des livres saints et dans la prière.
Les travaux de construction de l’église débutèrent. Ce serait un majestueux bâtiment de style roman, en pierres sèches, aux fenêtres cintrées et à la longue nef.
Je menai personnellement une procession dans le vieux cercle pour effacer les symboles de l’ancien temps et sculpter de nouveaux emblèmes dans les menhirs : le poisson pour le Christ, la colombe pour Jean, le lion pour Marc, le bœuf pour Luc et l’homme pour Matthieu. Au cimetière, nous plantâmes sur les tombes des croix joliment ornementées.
Pendant ces courts instants, nous retrouvâmes un peu de la ferveur qui avait été la nôtre dans la plaine de Salisbury. Mais nous n’étions plus que cinq. Nous avions renoncé à notre nature pour plaire à Dieu et aux chrétiens humains, nous avions accepté de devenir prêtres pour ne pas être massacrés.
Mais une sombre angoisse était tapie en nous. Combien de temps durerait cette trêve ? N’allions-nous pas être renversés de nos piédestaux au premier péché ?
Tout en priant Dieu de m’aider, de pardonner toutes mes erreurs, de faire de moi un bon prêtre, je savais que nous ne pourrions pas rester bien longtemps à Donnelaith.
J’entendais encore la malédiction de Janet, je revoyais mon peuple baignant dans le sang. Malgré ma foi et mes prières, je ne croyais pas que le renoncement et la chasteté étaient la seule voie pour mon espèce. Cela n’avait guère à voir avec le don de soi, c’était plutôt une forme de reniement.
Malgré tout, l’amour du Christ brûlait en moi. Nuit après nuit, pendant mes méditations, je voyais le calice du Christ, la sainte colline sur laquelle avait fleuri l’aubépine de Joseph et le sang dans l’eau de Chalice Well. Je fis le vœu de faire un pèlerinage à Glastonbury.
Des rumeurs se répandirent hors de la lande. Des gens avaient entendu parler de ce qui fut appelé la Sainte Bataille de Donnelaith et des grands prêtres célibataires aux étranges pouvoirs. Des moines avaient écrit à d’autres moines pour leur relater les faits.
Les légendes des Taltos renaquirent. Ceux qui avaient vécu en petites communautés pictes durent s’enfuir pour échapper à leurs voisins païens qui les raillaient et les menaçaient. Des chrétiens les pressaient de renoncer à leurs vilenies et de devenir des « saints pères ».
Des Taltos sauvages furent trouvés dans la forêt et des rumeurs de naissances magiques se propagèrent. Quant aux sorciers et aux sorcières, ils se vantaient auprès de qui voulait les entendre de savoir nous ôter nos pouvoirs.
D’autres Taltos, richement vêtus et armés jusqu’aux dents, vinrent en masse dans la lande et me maudirent pour ce que j’avais fait.
Leurs femmes, magnifiquement parées, sous bonne garde, évoquèrent la malédiction de Janet. Elles la connaissaient par cœur !
— Sois maudit, Ashlar. Sois maudit pour toujours. Puisses-tu ne jamais mourir et errer sans amour, sans enfants et sans peuple jusqu’à ce que notre naissance miraculeuse devienne une obsession dans ton isolement. Je te maudis, Ashlar. Puisse le monde autour de toi s’effondrer avant que ta souffrance ne prenne fin.
Sur ce, elles crachèrent sur moi.
— Ashlar, comment as-tu pu oublier le pays perdu ? demandèrent-elles. Comment as-tu pu oublier le cercle de la plaine de Salisbury ?
Elles se promenèrent parmi les ruines et les humains poussèrent des soupirs de soulagement lorsqu’elles s’en allèrent.
Les mois suivants, quelques Taltos non convertis vinrent nous voir et demandèrent à devenir prêtres. Nous les accueillîmes à bras ouverts.
Dans tout le nord de l’Angleterre, la période de répit était terminée pour mon peuple.
La race des Pictes s’éteignait. Ceux qui connaissaient l’écriture ogham écrivaient de terribles malédictions contre moi ou, au contraire, gravaient dans les rochers et les murs la ferveur de leur nouvelle foi.
Les Taltos découverts pouvaient sauver leur vie en devenant prêtres ou moines, métamorphose qui non seulement apaisait la populace mais la transportait de joie. Les villages réclamaient un prêtre Taltos, les chrétiens d’autres tribus voulaient qu’un Taltos célibataire vienne dire la messe pour eux. Mais tout Taltos refusant de se prêter à ce jeu, de renoncer à ses coutumes païennes et de se mettre sous la protection de Dieu était pourchassé comme du gibier.
Cinq d’entre nous et quatre de ceux qui nous avaient rejoints furent ordonnés prêtres. Deux femmes devinrent des religieuses dévouées aux faibles et aux malades. Je fus fait père abbé des moines de Donnelaith et j’avais autorité sur la lande et les communautés environnantes.
Notre réputation allait croissante.
Nous devions même parfois nous barricader dans notre nouveau monastère pour éviter les pèlerins venus « voir ce qu’était un Taltos » et nous toucher. On disait partout que nous pouvions « guérir » et « faire des miracles ».
Jour après jour, mes fidèles me demandaient d’aller à la source sacrée pour bénir les pèlerins venus boire l’eau.
La tour de Janet avait été détruite. Ses pierres et le métal que nous pûmes fondre à partir de ses assiettes et de ses bijoux furent utilisés pour la construction de la nouvelle église. Une croix fut érigée près de la source sacrée : l’inscription qu’elle portait célébrait en latin la mort de Janet sur le bûcher et le miracle qui avait suivi.
Cela m’était insupportable. Où étaient la charité et l’amour ?
Dieu avait-Il vraiment voulu cela ? Mon peuple était détruit et ses rescapés étaient devenus des animaux sacrés. Je suppliai les moines d’Iona de mettre un terme à ces pratiques.
— Notre prêtrise n’a rien de magique, leur dis-je. Ces gens nous considèrent presque comme possédant des pouvoirs magiques.
À ma grande horreur, ils me répondirent que telle était la volonté de Dieu.
— Tu ne comprends donc pas, Ashlar ? me dit Ninian. Dieu a préservé ton peuple en vue de cette forme particulière de prêtrise.
Mais tous mes espoirs avaient été déçus. Les Taltos n’avaient pas connu la rédemption ni découvert le moyen de vivre sur terre en paix avec les hommes.
Notre communauté chrétienne ne cessait de s’agrandir, mais je redoutais les lubies de ceux qui nous adoraient.
Finalement, je décidai de m’enfermer une ou deux heures par jour dans ma cellule pour écrire un grand livre illustré narrant l’histoire de mon peuple.
M’inspirant des quatre Évangiles, je fis appel à tout mon talent pour les vers, la prière et l’enluminure et narrai les pérégrinations du peuple des Taltos depuis ses origines.
C’est le fameux livre destiné à saint Colomban que Stuart Gordon a retrouvé dans les caves du Talamasca.
« Vous lirez dans cet ouvrage, mon père, ce que vous n’avez pas voulu entendre à Iona, avais-je écrit. Je l’ai transcrit dans la langue de Jérôme, d’Augustin et du pape Grégoire. Je veux que vous sachiez que je dis la vérité et que je veux entrer dans l’Église de Dieu tel que je suis en réalité. Sinon, entrerai-je jamais au Royaume des Cieux ? »
Enfin, mon ouvrage fut terminé.
J’envoyai chercher le père Ninian et posai le livre devant lui. Je demeurai immobile tandis qu’il l’examinait.
Fier de moi, j’étais persuadé que notre histoire allait trouver sa place dans l’une des vastes bibliothèques concernant la doctrine et l’histoire de l’Église. Quoi qu’il arrive, j’ai dit la vérité, songeai-je. J’ai expliqué ce pour quoi Janet avait choisi de mourir.
Je ne m’attendais certainement pas à l’expression qui fut celle de Ninian lorsqu’il referma l’ouvrage. Après un long silence, il se mit à rire à gorge déployée.
— Ashlar, dit-il, as-tu perdu la tête ? Tu as réellement cru que je porterais ceci au père Colomban ?
J’étais abasourdi. D’une petite voix, je protestai :
— J’y ai pourtant mis le meilleur de moi-même.
— Ashlar, c’est le plus beau livre que j’aie jamais vu. Les illustrations sont parfaitement exécutées, le texte est dans un latin irréprochable et fourmille de phrases très touchantes. Je suis ahuri que tu aies pu réaliser un travail aussi achevé en un an, là où d’autres en auraient mis trois ou quatre.
— Ah bon ?
— Mais son contenu, Ashlar ! Ce n’est que blasphème d’un bout à l’autre. Dans le latin des Saintes Écritures et dans le style des livres liturgiques, tu as écrit une histoire totalement païenne. Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Je veux que le père Colomban sache la vérité.
J’avais déjà compris. Ma défense n’y changerait rien.
Me voyant si accablé, Ninian s’adossa à son siège, croisa les bras et me dévisagea.
— Dès le jour où je suis entré chez toi, expliqua-t-il, j’ai vu ta simplicité et ta bonté. Aucun autre que toi n’aurait commis un tel impair. Oublie toute ton histoire une fois pour toutes et consacre ton talent extraordinaire à des sujets plus appropriés.
Je passai un jour et une nuit à réfléchir, puis j’enveloppai mon livre avec précaution et le remis à Ninian.
— Ici, à Donnelaith, je suis ton supérieur, dis-je. Eh bien, ceci est le dernier ordre que je te donnerai. Porte ce livre au père Colomban comme je te l’ai demandé. Et dis-lui de ma part que j’ai décide de partir en pèlerinage. Je ne sais pas où je vais ni combien de temps je resterai parti. Comme tu as pu le lire, j’ai déjà vécu très longtemps. Il se peut que je ne vous revoie jamais, lui et toi. Je veux voir le monde et nul ne sait si je reviendrai ici.
Ninian commença par protester mais je fus inflexible. Du reste, devant bientôt partir pour Iona il n’insista pas. Il tenta bien de me dire que Colomban n’avait pas autorisé mon départ mais il comprit vite que je n’en avais cure.
Il s’en alla bientôt avec mon livre et une escorte de cinq humains.
Je n’ai jamais revu ce livre jusqu’à ce que Stuart Gordon le pose sur la table, dans sa tour de Somerset.
Je suppose qu’il est resté de longues années à Iona, bien après que ceux qui en connaissaient la teneur et l’auteur furent morts. Mais je n’ai jamais su si le père Colomban en avait pris connaissance.
La nuit du départ de Ninian, je résolus de quitter Donnelaith pour toujours.
Je convoquai les prêtres Taltos dans l’église et les priai de fermer les portes. Les humains pourraient bien penser ce qu’ils voudraient. Je fis part de ma décision à mes prêtres et leur expliquai que j’avais peur.
— Je ne sais pas si j’ai bien fait. Je le crois, mais sans aucune certitude. J’ai peur que les humains qui nous entourent ne se retournent contre nous un jour ou l’autre. Si une tempête ou quelque fléau s’abattaient sur nous, si une terrible maladie frappait les enfants des familles les plus riches, ils pourraient se rebeller contre nous. Ces gens ne sont pas des nôtres et j’ai été fou de croire que nous pourrions vivre en paix parmi eux. Faites ce que vous voulez, mais moi, Ashlar, votre chef depuis que nous avons quitté le pays perdu, je vous conseille de partir d’ici. Cherchez l’absolution dans quelque lointain monastère où personne ne saura qui vous êtes mais quittez cette vallée.
« Je pars en pèlerinage. J’irai d’abord à Glastonbury, au puits où Joseph d’Arimathie a versé le sang du Christ dans l’eau. Je prierai pour vous. Ensuite, j’irai à Rome et, peut-être, à Byzance pour admirer les icônes. Après, j’irai à Jérusalem pour me recueillir sur la montagne où le Christ est mort pour nous. Je renonce à mon vœu d’obéissance au père Colomban. »
Mes compagnons fondirent en larmes et protestèrent, mais je restai ferme.
— Si je fais erreur, que le Christ guide mes pas jusqu’au bercail. Qu’il me pardonne ou qu’il m’envoie en enfer. Je m’en vais.
Avant ces mots d’adieu à mes amis, j’avais pris tous mes effets personnels dans ma tour, dont mes livres, mes écrits, les lettres du père Colomban et tout ce qui m’était cher, et je les avais cachés dans les souterrains que j’avais creusés des siècles auparavant. Puis j’avais revêtu une longue tunique de laine verte bordée de fourrure, j’avais mis mon ceinturon de cuir et d’or, j’avais attaché autour de ma taille mon épée et son fourreau serti de pierres, et posé sur ma tête un vieux bonnet de fourrure et un heaume de bronze très ancien. Ainsi paré comme un noble, même désargenté, je montai sur mon cheval et me mis en route pour quitter la vallée.
Je chevauchai environ une heure dans la forêt en suivant les traces connues seulement de ceux qui y avaient déjà chassé. Je grimpai les pentes boisées vers un passage secret menant à la grand-route. C’était déjà la fin de l’après-midi mais je savais pouvoir l’atteindre avant la nuit. La pleine lune devait me guider et je ne voulais m’arrêter que lorsque la fatigue aurait raison de moi. Il faisait sombre dans ces bois. Plus sombre que ne peuvent l’imaginer les gens d’aujourd’hui car, à l’époque, les grandes forêts anglaises n’étaient pas encore détruites et les arbres étaient épais et fort vieux.
Notre peuple pensait que les arbres étaient les seuls êtres vivants au monde ayant vécu plus longtemps que les Taltos. Nous adorions la forêt et n’en avions pas peur.
J’étais depuis peu de temps au plus profond de la forêt lorsque j’entendis les voix des Petites Gens. Je les entendis siffler, murmurer et rire.
Samuel n’était pas encore né à l’époque, mais il y avait là Aiken Drumm et d’autres, encore vivants aujourd’hui. Lorsqu’ils me virent, ils se mirent à m’invectiver.
— Ashlar, bouffon des chrétiens, tu as trahi ton peuple.
— Ashlar, viens faire avec nous une nouvelle race de géants qui régnera sur le monde.
J’ai toujours détesté Aiken Drumm. Il était très jeune à l’époque et n’avait pas encore toutes ses rides. On pouvait voir ses yeux. Tandis qu’il courait vers moi à travers le sous-bois en montrant le poing, son visage était plein de malveillance.
— Ashlar, tu quittes la lande après avoir tout détruit, lança-t-il. Puisse la malédiction de Janet se réaliser !
Finalement, ils s’égaillèrent dans tous les coins pour une simple raison : malgré moi, je me rapprochais d’une certaine grotte dont j’avais oublié l’existence.
Sans réfléchir, j’avais pris le chemin d’un lieu de culte pour les anciennes tribus. À l’époque où les Taltos vivaient dans la plaine de Salisbury, elles avaient rempli de crânes cette grotte que, par la suite, d’autres peuples avaient choisie pour quelque sombre culte. Les paysans croyaient que, à travers une porte ouverte à l’intérieur de la grotte, on entendait les voix de l’enfer ou les chants du ciel.
Des esprits avaient été aperçus dans le bois alentour et des sorcières s’y aventuraient parfois au mépris de notre colère. Il nous était arrivé de monter les collines à cheval pour les chasser des lieux mais pas depuis au moins deux cents ans.
Lorsque je m’aperçus que les Petites Gens avaient peur de cet endroit, je fus soulagé d’être débarrassé d’eux.
En m’approchant de la grotte, j’aperçus des petites lumières clignotant dans l’obscurité. Elles provenaient d’une drôle de cabane accrochée à flanc de coteau. Une colonne de fumée s’élevait de la partie supérieure.
Tout au-dessus se trouvait le chemin menant à la grande grotte, sorte de bouche béante vaguement dissimulée derrière un rideau de pins, de chênes et d’ifs.
Je tenais à rester à l’écart de la petite maison car toute personne vivant à proximité de la grotte ne pouvait apporter que des ennuis.
La grotte m’intriguait. Croyant dans le Christ, je n’avais pas peur des divinités païennes. Mais, ne sachant pas si je reviendrais un jour chez moi, j’avais envie de visiter la grotte, voire de m’y reposer à l’abri des Petites Gens.